"Réformer l'ortografe pour l'enseigner" , André Chervel, en 2008

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LE MONDE MAGAZINE | 05.12.2008 à 15h39 • Mis à jour le 18.12.2008 à 15h30 | Par Pascale Krémer

Voilà que des cours d'orthographe sont dispensés à l'université. Les enseignants se lassent de lire des dissertations truffées de fautes. Voilà que la dictée devient obligatoire à l'entrée de grandes écoles scientifiques, d'ingénieurs ou de commerce. Logique : dans leur processus d'embauche, les entreprises se mettent à évaluer les compétences orthographiques des postulants. Elles en ont soupé de ces jeunes cadres incapables de rédiger le moindre rapport ou courriel dans un français correct.

Pour combler leurs lacunes, ils pourront toujours recourir aux services d'un coach en orthographe, nouvelle profession en plein essor. Tout autant que les ventes des logiciels d'entrainement, ou les tirages des bons vieux Bled et Bescherelle… Qu'il affole, désole ou indiffère, le constat est désormais unanimement dressé, et scientifiquement démontré, d'une baisse de la maitrise orthographique – ces vingt dernières années notamment – particulièrement visible en cette ère numérique. Jamais on n'avait autant écrit, jamais, surtout, autant de monde n'avait eu besoin d'écrire. L'orthographe défaillante devient une barrière à l'embauche, un frein aux évolutions de carrière.

C'est dans ce contexte qu'est récemment parue L'orthographe en crise à l'école. Et si l'histoire montrait le chemin ?, d'André Chervel. Un petit livre qui offre une mise en perspective historique particulièrement éclairante. Agrégé de grammaire, docteur ès lettres, André Chervel a été enseignant durant trente ans, du collège à l'université, avant de devenir chercheur au Service d'histoire de l'éducation de l'Institut national de recherche pédagogique.

Lui qui a passé plus de cinquante ans à étudier la langue française et son enseignement, publiant de nombreux ouvrages (dont une Histoire de l'enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, prix Guizot 2007 de l'Académie française), lui qui en connait les plus infimes évolutions au cours des siècles, qui en goûte toutes les subtilités, n'hésite plus à appeler de ses vœux une réforme drastique. Sinon, affirme-t-il, l'orthographe deviendra une pratique d'élite. Contrairement à bien des idées reçues, en réformant, nous respecterions la tradition historique.

Peut-on réellement parler d'une "crise" de l'orthographe ? Le niveau baisse-t-il réellement de façon spectaculaire, ou a-t-on aussi un peu affaire à un discours passéiste, en référence à un âge d'or mythique de l'école laïque et républicaine ?

Cette crise est une évidence. Les enseignants de tous niveaux avec lesquels je discute se plaignent d'une insuffisante maitrise orthographique de leurs élèves ou de leurs étudiants. On observe désormais à l'université ce qu'on constatait il y a quelques années au niveau du primaire ou des premières classes de collège. J'ai, moi-même, longtemps cru que ce discours du "Tout-fout-le-camp" ne reposait sur rien. Avec Danièle Manesse (professeure en sciences du langage à Paris-III), nous avions même démontré le contraire, en 1989, en publiant une enquête menée à partir de dictées du xixe siècle, auxquelles nous avions soumis les élèves d'il y a vingt ans. Nous avions prouvé qu'entre 1875 et 1987, le niveau orthographique des 9-14 ans avait énormément grimpé. Ce qui était logique : en 1875, près de la moitié des femmes et un quart des hommes étaient encore analphabètes. Rappelons-nous qu'en 1830, la grosse majorité des maitres ignoraient l'orthographe et que l'école n'a réellement été chargée de l'enseigner qu'à partir de la loi Guizot de 1833. Il a ensuite fallu un bon siècle pour que cet enseignement produise tous ses effets.

D'autres enquêtes ont-elles ensuite démontré que le niveau baissait ?

Oui, en prenant d'autres dates de référence. En 1996, une enquête du ministère de l'éducation nationale a pris comme point de comparaison les années 1920. Et là, les résultats se sont avérés beaucoup moins flatteurs pour les élèves de 12-14 ans de 1995, qui faisaient 2,5 fois plus de fautes que leurs camarades des années 1920. La thèse de la progression continue des connaissances orthographiques devenait caduque. En fait, il semble qu'il y ait eu un apogée de la maitrise orthographique pendant la première moitié du XXe siècle, durant la période 1920-1950, au terme d'un long processus enclenché au début du XIXe siècle. L'orthographe devient peu à peu la discipline reine à l'école, la dictée est la grande préoccupation du certificat d'études, les élèves sont surentrainés. Dans la seconde moitié du xxe siècle commence une baisse de niveau, qui s'est accélérée ces vingt dernières années. En février 2007, Danièle Manesse et Danièle Cogis (maitre de conférences à l'IUFM de Paris) ont montré que les élèves d'aujourd'hui avaient deux années scolaires de retard en orthographe par rapport aux élèves d'il y a vingt ans. Les collégiens de 5e de 2005 sont au niveau des CM2 de 1987. La maitrise orthographique, surtout en orthographe grammaticale, chute indéniablement.

Comment cela s'explique-t-il ?

Le déclin qui s'amorce dans les années 1950 est la conséquence d'un mouvement qui remonte très loin. Après la défaite de 1871 face à la Prusse, l'opinion publique a, non sans raison, accusé l'école primaire de ne pas avoir joué son rôle, de ne pas avoir sorti la nation de son ignorance. Les jeunes Français ne connaissaient ni la géographie de leur pays, ni ses grands écrivains, ni son histoire. Au début de la IIIe République, vers 1880, Jules Ferry, ministre de l'instruction publique, et Ferdinand Buisson, directeur de l'instruction primaire, décident donc d'introduire à l'école de nouvelles disciplines : histoire, leçon de choses, chant… L'enseignement du français s'enrichit de matières qui étaient à peu près inconnues jusque-là : lecture des beaux textes, récitation de poésies, petites rédactions, exercices de vocabulaire. Dès la fin du XIXe siècle, on consacre à l'orthographe beaucoup moins de temps dans les écoles normales et peu à peu l'école primaire change elle aussi. Aujourd'hui l'enseignement de l'orthographe est réparti à la fois sur l'école élémentaire et sur les collèges, chaque niveau se reposant sur l'autre. Même à l'université, on se montre plus tolérant. Jadis, on ne pouvait pas être un bon élève avec des dissertations bourrées de fautes. Ce n'est plus tout à fait vrai aujourd'hui. Dans les IUFM, on explique aux futurs enseignants que l'orthographe, ce n'est pas aussi important que le reste. De manière générale, la maitrise de l'orthographe est moins valorisée.

Pour enrayer ce déclin, estimez-vous qu'une simplification de l'orthographe s'impose ?

Une fracture orthographique est apparue dans la société. Elle rappelle le fossé, au XIXe siècle, entre ceux qui connaissaient le latin et les autres. C'était une discipline de "luxe", qui avait une fonction de discrimination sociale. Au concours d'entrée des grandes écoles scientifiques comme Polytechnique, il y avait une version latine dont le seul rôle était de contrôler l'origine sociale des postulants, ou au moins leur volonté d'adaptation aux règles de la société bourgeoise. L'orthographe est, de la même façon, en train de devenir une pratique d'élite, et du même coup un handicap social pour ceux qui ne la maitrisent pas et ne pourront plus accéder à un certain nombre d'emplois.

Depuis quelques années, on parle beaucoup d'un retour des fondamentaux à l'école. Mais s'il fallait réellement enseigner à tous l'orthographe actuelle, cela aurait un coût énorme, en efforts et en temps. Si l'on voulait vraiment revenir au niveau des années 1920-1950, il faudrait que les élèves y passent au moins une heure par jour pendant la majeure partie de leur scolarité. On serait alors obligé de renoncer à des enseignements modernes qui sont d'une importance majeure. Ce serait un non-sens. Et pourtant une orthographe commune à tous les Français est indispensable. Elle est le ciment graphique d'une culture. Elle seule est en mesure d'éviter les ambiguïtés dans la communication écrite. Essayez de formuler une pensée un peu complexe dans la pseudo-écriture des textos : vous verrez que c'est là une voie sans issue. Si l'on veut que tous les jeunes Français apprennent l'orthographe, faisons comme nos ancêtres qui l'ont déjà simplifiée une première fois pour faciliter l'apprentissage de la lecture. Simplifions-la, mais enseignons-la : elle doit redevenir une discipline à part entière de l'école et du collège.

Vous expliquez dans votre livre qu'au cours des siècles passés l'orthographe française s'est très souvent réformée…

L'orthographe s'est transformée d'elle-même, naturellement, entre 1650 et 1835. Tous les douze ans en moyenne, un aspect important de notre écriture a changé. Tout démarre au milieu du xviie siècle, à la suite des réformes religieuses du XVIe siècle. La réforme protestante fait un devoir aux fidèles de lire la Bible dans la langue nationale. La contre-réforme catholique s'accompagne d'une réforme de l'Eglise qui incite également les fidèles à lire. Partout des écoles s'ouvrent, et l'enseignement de la lecture aux enfants, qui devient graduellement une obligation pour tous, se heurte à une orthographe beaucoup plus complexe que la nôtre. Par exemple, ce qui s'écrivait "iestois" devait se lire et se prononcer (comme aujourd'hui) "j'étais". L'orthographe est alors d'une telle difficulté que l'apprentissage direct de la —lecture en français est à peu près impossible. Il faut commencer par apprendre à lire en latin avant de passer au français.

L'orthographe doit donc se simplifier pour que les larges masses puissent apprendre à lire. Vers 1650, on commence à supprimer des consonnes muettes à l'intérieur des mots (poictrine, cognoissance, escrire). En 1667, au soulagement général, les imprimeurs distinguent enfin le "i" du "j", le "u" du "v". Ce sont les points de départ d'une série de réformes qui s'opèrent en continu durant cent cinquante ans. Il faut voir ces réformes comme des évolutions naturelles ne suscitant aucune polémique. Les changements orthographiques se déroulent dans les ateliers d'imprimerie, car les éditeurs, français ou étrangers, répondent à la demande des usagers et collaborent à l'amélioration de l'écriture. L'orthographe n'est pas figée comme aujourd'hui. Il y a bien un usage orthographique, mais rien n'interdit à un certain nombre de graphies voisines de coexister ("connaitre" s'écrit cognoistre, congnoistre, connoistre…), parfois même dans le même ouvrage. Peu à peu, la graphie la plus simple finit par s'imposer sous l'influence des maitres d'école dont l'intérêt professionnel est de réussir l'enseignement de la lecture. Puis, d'un seul coup, vers 1835, tout ce mouvement de réformes s'arrête.

Pourquoi ce blocage ?

Les maitres d'école, d'abord favorables aux réformes, virent de bord au XIXe siècle. Car la société leur fixe alors un nouvel objectif qui va devenir la grande affaire du siècle : enseigner l'orthographe à tous les Français. Jusqu'à la loi Guizot de 1833, les maitres d'école non seulement n'enseignaient pas l'orthographe, mais ils l'ignoraient. C'est alors que se créent les écoles normales par lesquelles va désormais passer toute l'élite de l'instruction primaire et dans lesquelles l'enseignement de l'orthographe se taille la part du lion. La même profession qui, jusque-là, s'employait à faciliter l'apprentissage de la lecture en simplifiant les graphies archaïques, va défendre bec et ongles son orthographe, qu'elle a eu tant de mal à acquérir, qui atteste son savoir-faire professionnel, et qui joue un rôle déterminant dans sa promotion sociale, car l'instituteur devient secrétaire de mairie dans la plupart des villages de France. Les anciens "maitres d'école" se muent en "instituteurs" ne jurant plus que par l'orthographe. Ils en maitrisent bien la didactique. Le système de notation leur permet de distinguer aisément les bons élèves. La dictée se répand et il suffit de répéter indéfiniment l'exercice pour obtenir de bons résultats au certificat d'études…

Ce sont les instituteurs qui font échouer la simplification de l'orthographe lancée par Ferdinand Buisson en 1891. La conséquence, c'est que, aujourd'hui, en gros, on en est encore à l'orthographe de la sixième édition du dictionnaire de l'Académie française, celle de 1835. Depuis, malgré une dizaine de tentatives, aucune réforme n'a abouti. Même la dernière, celle de 1990, lancée par Michel Rocard et encouragée par l'Académie française, n'a quasiment pas été appliquée en France (alors que le Québec et la Belgique se montraient plus compréhensifs). Sans doute parce qu'elle était imperceptible, qu'elle touchait trop peu de choses : des traits d'union, des trémas, des circonflexes, des accents graves, des mots étrangers ou composés… Bref, un divertissement de lettrés ! Les éditeurs n'ont pas joué le jeu.

Pour réussir, une réforme doit-elle être de plus grande ampleur ?

Oui. Il faut qu'une réforme soit visible, que chacun sente qu'elle en vaut la chandelle. Lors du passage à l'euro, il y avait le même type de résistance du corps social. Mais le changement a été net, sans moyen terme, avec impossibilité de retour en arrière. Et l'on a dû s'y faire. Dans le cas de l'orthographe, les nouvelles générations et leurs maitres ont besoin d'une didactique fondée sur des règles simples, claires, dépourvues d'exceptions. Il faut réduire le nombre des règles à mémoriser, car c'est là que réside la difficulté de l'orthographe française – sans doute l'une des plus complexes en Europe.

Quels changements concrets appelez-vous de vos vœux ?

Les règles d'une orthographe réformée doivent être très simples. Par exemple : supprimer les doubles consonnes inutiles pour la prononciation. Ne pas toucher à "acceptable" ou à "laisser", évidemment, mais enlever un "l" à "collège", un "f" à "difficile" ou un "n" à "innocent". Cette réforme nous rapprocherait de l'Europe. Dans les langues romanes voisines, espagnol, italien, portugais, roumain, ce doublement n'a jamais existé, ou a été supprimé. "Appeler" s'écrit apelar en espagnol. Pourquoi ne pas l'écrire "apeler" ? Cela concerne des montagnes de mots qui occasionnent énormément de fautes. Les études comparatives des copies du XIXe et de la fin du XXe siècle montrent une tendance à faire compliqué quand il faut faire simple, à redoubler les consonnes là où il n'en faut qu'une. Autre règle très simple : supprimer les lettres grecques, en abandonnant tout souci de l'étymologie. Quand la prononciation le permet, il faut supprimer les "y" (ceux qui ne correspondent pas à un double "i"), supprimer les "h" après les "t" ou les "r", remplacer "ph" par "f". On écrirait une "ipotèse" (ipotesi en italien), une "bibliotèque" (biblioteca en espagnol, italien, portugais, roumain), une "biciclette", une "cronique", un "daufin"… Encore une règle simple : que tous les noms et adjectifs prennent un "s" au pluriel (même "des animaus"), à l'exception des mots qui sont déjà terminés en "s", "x" ou "z", comme "mois", "paix" ou "nez". Le pluriel des noms a déjà été régularisé à deux reprises : on écrivait "une difficulté, des difficultez" jusqu'en 1735, "un enfant, des enfans" jusqu'en 1835. Dans ces deux cas, la simplification a consisté à généraliser la règle : pour le pluriel, on prend le singulier et on rajoute un "s". Si l'on poursuit dans la même voie sans toucher à la prononciation, il n'y aura plus que deux règles de pluriel : celle des noms et adjectifs, et celle des verbes. Une fois que l'élève les aura mémorisées, il commettra moins de confusions par ailleurs. L'impact de la réforme ne s'arrête pas aux seuls mots touchés. C'est toute la relation à la langue qui s'en trouve confortée : il n'y a plus ce sentiment d'insécurité face à une orthographe difficile, voire imprévisible.

Mais écrire "des animaus" et "filosofie", n'est-ce pas une violence faite à tous ceux qui aiment la langue française ?

L'orthographe ne doit-elle pas demeurer porteuse d'histoire, de culture ? Les réformes des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles ont supprimé des quantités de legs de l'histoire. Ce n'est pas en figeant l'orthographe qu'on maintient la tradition. Au contraire, elle doit continuer d'évoluer pour rester dans le droit fil de son histoire. On est à l'heure du choix. On ne peut pas accepter la fracture orthographique de la société et laisser un nombre croissant de jeunes Français en situation d'infériorité ou d'échec face à l'écriture de la langue nationale. Il faut que tous les jeunes, dans l'avenir, maitrisent une orthographe simplifiée. Qu'elle ne devienne pas l'apanage d'une classe cultivée. Une orthographe de caste. Car la contrepartie de la réforme, c'est bien le retour à un enseignement rigoureux de l'orthographe. Il faut réformer pour pouvoir enseigner.

Mise à jour le Vendredi, 04 Mars 2016 12:47