"En France, l’orthographe sert à se distinguer socialement", Claude Lelièvre

Samedi, 20 Février 2016 08:01 Erofa Débats
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Le Monde.fr | 16.02.2016 à 15h12 • Mis à jour le 16.02.2016 à 15h52 | Propos recueillis par Mattea Battaglia
http://www.lemonde.fr/education/article/2016/02/16/en-france-l-orthographe-sert-a-se-distinguer-socialement_4866346_1473685.html

L’historien Claude Lelièvre, spécialiste du système éducatif, revient sur la polémique qui oppose, depuis deux semaines, le ministère de l’éducation nationale à l’Académie française sur des « rectifications » orthographiques remontant à 1990.

La polémique sur cette « réforme » de l’orthographe qui n’en est pas une – puisque les rectifications proposées il y a un quart de siècle demeureront, à la rentrée prochaine encore, facultative – vire à la guerre de position. A-t-on connu de pareilles crispations en 1990 ?
On ne peut le nier. A l’époque, déjà, François Bayrou avait fait entendre son opposition aux rectifications orthographiques formulées par le Conseil supérieur de la langue française et défendues par le secrétaire perpétuel de l’Académie, Maurice Druon. M. Bayrou, qui n’était pas encore ministre de l’éducation [il le sera de 1993 à 1997], avait rassemblé autour de lui un petit groupe d’« anti », sous l’appellation « Le Français libre », regroupant des personnalités aussi diverses que Michel Tournier, Alain Finkielkraut… Sur la scène médiatique, d’autres intellectuels – Georges Wolinski, Jacques Vergès – s’étaient aussi positionnés contre. Dans l’autre camp, des acteurs de la francophonie, des associations de traducteurs réclamaient ces simplifications.

Réforme ou « réformette » : comment percevez-vous les changements introduits ?
Le texte approuvé par les Immortels, en janvier 1991, entend sauver l’essentiel des rectifications soumises à un premier vote en mai 1990 (et voté à l’unanimité… des présents), mais avec souplesse et sans obligation : les changements orthographiques ne passeront pas par des mesures coercitives, l’usage devra l’emporter… On joue la montre, on donne du temps au temps, soit. Mais l’école peut-elle enseigner du facultatif ? Je doute qu’il soit possible que cela donne des résultats tangibles.

Ces « rectifications », portées par les nouveaux programmes – ceux qui, du CP à la 3e, entreront en vigueur en septembre 2016 –, l’étaient en réalité déjà par les programmes de 2008, redéfinis sous la droite…
Et à l’époque, personne ne s’en est indigné ! L’Académie française est prise en flagrant délit de déni de réalité lorsqu’elle affirme qu’on « exhume » aujourd’hui cette réforme : les programmes remis en septembre dernier par Michel Lussault [le président du Conseil supérieur des programmes], qui inspirent les manuels en cours de réécriture globale, ne font que reprendre sur ces points précis les indications des programmes de 2008 édictées sous le ministère de Xavier Darcos – devenu, depuis, un académicien tout à fait reconnu : « L’orthographe révisée est la référence ».

Comment, expliquer, alors, que le débat échappe à la rationalité ?
Si l’étincelle, sur cette question, prend aussi vite c’est que l’orthographe est bien une passion française. Une passion récente, certes – elle remonte au XIXe siècle – mais que nous nous plaisons à entretenir. Bien des ministres de l’éducation, dès l’époque de Jules Ferry, tentent de réduire la place de son enseignement dans le temps scolaire. En vain. Même Ferdinand Buisson, considéré comme l’un des plus grands réformateurs de l’école, cale sur cette question. Aujourd’hui, nous sommes le seul pays à organiser des championnats internationaux d’orthographe. L’un des rares, aussi, à utiliser l’orthographe, la dictée, comme des outils de classement : regardez l’enquête internationale PISA, elle ne s’intéresse pas à ce domaine-ci…
En France, même au XXIe siècle, l’orthographe sert à se distinguer socialement : on a le droit de ne pas maîtriser une règle de trois… mais pas de « fauter » en orthographe. La langue écrite est devenue l’un des deux totems – avec le roman national – constitutif de notre identité. Mais être français aujourd’hui, est-ce croire qu’on atteint les sommets de la culture quand on s’agrippe à la cime de l’accent circonflexe ? J’en doute.

Peut-on, au vu de cette controverse, imaginer une réforme de l’orthographe plus ambitieuse – celle que certains linguistes appellent de leurs vœux ?
On se crispe déjà sur des petits détails – 2 400 rectifications, certaines déjà en usage… Imaginez ce que ce serait de règles plus importantes. Si l’orthographe a pu évoluer ces dernières années, après avoir été amplement réformée entre les XVIIe et XIXe siècles, c’est seulement à la marge : des « tolérances grammaticales » s’installent. On arrive à admettre qu’on écrive autrement telle ou telle expression. Mais personne ne se hasarderait à affirmer : « Il faut écrire ceci comme cela ».

Mise à jour le Samedi, 20 Février 2016 08:13