Le livre numérique gratuit Ortografe : qui a peur de la réforme ?
(de Marie-Louise Moreau et Georges Legros) explique un tas de choses
sur l'ortografe : pourquoi l'ortografe est come èle est, coment èle a
évolué dans le passé, les idées fausses qu'on s'en fait, les craintes
que génèrent une réforme, etc.
« Orthographe mon amour », « L’orthographe, une passion française », « Les timbrés de l’orthographe »… Ainsi s’intitulent deux livres1 et un nouveau magazine. Ces formules indiquent d’emblée qu’à propos de notre orthographe – de ses particularités internes (règles et exceptions, justifications, difficultés…), de son importance sur le plan socioprofessionnel, de son enseignement et des résultats de celui-ci, ou, a fortiori, d’éventuels projets de réforme –, les débats risquent de réserver une large part à l’irrationnel. Toutes les enquêtes scientifiques aboutissent d’ailleurs à ce même constat. Aborde-t-on les questions touchant à l’orthographe française de manière plus rationnelle et sereine, quand on dispose d’informations plus rigoureuses ? C’est bien parce que nous le pensons que nous avons conçu la présente brochure.
Dans notre société, la maitrise de l’orthographe, bien que (ou parce que ?) largement lacunaire chez beaucoup, est encore souvent conçue comme un impératif auquel doivent se soumettre les individus qui ambitionnent d’occuper une bonne position sociale. La presse ou divers sites et forums d’Internet le rappellent fréquemment, une orthographe correcte est un atout précieux dans un curriculum vitae : certains directeurs de ressources humaines ne trient-ils pas les dossiers de candidature d’abord sur le critère de leur orthographe, sans même examiner les qualités en rapport avec l’emploi postulé ? Plus généralement, bien des personnes qui ont intégré les normes orthographiques ressentent quelque fierté à disposer de ce capital symbolique, et elles épinglent volontiers les écarts qu’elles repèrent dans la production d’autrui, y trouvant matière à doléance, dérision ou stigmatisation. Peu d’entre elles sont prêtes à considérer l’orthographe avec une certaine relativité. Elle est posée comme un absolu : on ne peut y déroger en aucun cas et la modifier reviendrait à y introduire des « fautes ».
Pourtant, depuis ses origines, la manière dont il fallait écrire le français a suscité nombre d’interrogations, d’analyses et de multiples propositions d’aménagement. En 1868, Ambroise Firmin Didot recense près de 150 travaux sur la question, publiés entre 1527 et la sortie de son propre ouvrage. Et le mouvement ne s’est pas ralenti depuis, bien loin de là. Même la généralisation progressive de la scolarisation primaire n’y a pas suffi : l’échec de l’école à faire acquérir les normes orthographiques par tous a suscité, de 1880 à 1990, une telle suite de critiques et de projets de réforme qu’on a pu parler d’« Un siècle de débats et de querelles » (Keller 1999).
De toute évidence, depuis bien longtemps, l’orthographe française est ressentie par beaucoup d’esprits, souvent des plus compétents en la matière, comme une source d’insatisfaction ; mais leurs propositions pour y porter remède, aussi argumentées soient-elles, soulèvent en général des oppositions si vives qu’elles ne peuvent aboutir. Des passions comparables se retrouvent d’ailleurs dans d’autres communautés linguistiques, quand les autorités décident d’instaurer ou de modifier une norme orthographique. Ainsi, l’établissement d’un système d’écriture commun pour le créole d’Haïti, ou pour celui de la Réunion ou de la Martinique, a été et est encore l’objet de multiples controverses ; l’Acordo ortográfico da lingua portuguesa de 1990, qui vise à créer une orthographe identique pour tous les pays lusophones, n’a pu être conclu qu’après un bon demi-siècle de discussions entre le Portugal et le Brésil, et il n’est pas encore ratifié par tous les partenaires (Monteiro 2009) ; et, plus près de nous, il faut se rappeler à quels interminables débats ont donné lieu les réformes des orthographes allemande (Ball 1999) ou néerlandaise2 de 1998.
Qu’est-ce qui motive tant de passion ? Si on n’y voyait que l’expression d’une simple résistance au changement, on aurait du mal à comprendre pourquoi tant de discussions animées entourent l’élaboration des orthographes créoles, qui ne se heurte pourtant pas à l’obstacle d’un système préalablement généralisé. Ou bien pourquoi, au contraire, bien peu d’entre nous s’émeuvent quand on modernise le graphisme des signaux routiers ou l’allure générale des pictogrammes qui indiquent dans les lieux publics où se trouvent l’escalier, l’ascenseur, la sortie, les toilettes, etc. Pourtant, il s’agit bien de codes partagés, ici aussi.
C’est que la langue et son orthographe – souvent indument confondues, nous le verrons – sont toutes deux chargées symboliquement. Il s’agit de produits à la fois sociaux et individuels, qui activent de profonds sentiments de propriété et d’identité. On « s’approprie » une langue ; par sa pratique, on est relié à une communauté, dont on partage les échanges informatifs ou émotionnels, les récits quotidiens ou les mythologies, les analyses spontanées ou savantes du monde ; on lui appartient, à l’exclusion de toutes les autres, dont on ne comprend pas les discours : les Grecs de l’Antiquité appelaient barbares tous ceux qui ne parlaient pas leur langue, et l’on sait, aujourd’hui encore, à quelles difficultés peut se heurter la vie en commun dans les pays plurilingues. Cette propriété, cette identité, personnelle et sociale, certains les pensent menacées si on modifie les normes orthographiques. Mais ces sentiments, comme la menace supposée, ne s’alimentent-ils pas essentiellement à l’imaginaire linguistique ? Prennent-ils en compte toutes les dimensions objectives de la langue, de l’orthographe et de ses réformes plausibles ?
C’est précisément pour offrir aux lecteurs une information objective que cette brochure a été conçue. Ses auteurs n’entendent pas apporter sur l’orthographe un savoir neuf. Ils n’ont pour autre ambition que de mettre à la disposition du public, de manière succincte, une synthèse des acquis scientifiques consensuels les plus importants sur le sujet, sans entrer dans les détails techniques, disponibles dans de très nombreux ouvrages plus spécialisés, dont la bibliographie fournit les références.
Dans un premier temps, nous répondrons aux questions « Qu’est-ce qu’une orthographe ? », « Quelles sont les caractéristiques de l’orthographe française ? », « À quelles conséquences conduisent ses difficultés ? » (point 1). Nous exposerons ensuite les remèdes pédagogiques proposés pour améliorer les compétences orthographiques des élèves (point 2) et poursuivrons sur les principales réformes orthographiques envisagées par les spécialistes (point 3). Nous essaierons de voir ensuite, avant de conclure, sur quoi reposent les positions des personnes hostiles à une réforme (point 4).
Les quelques termes savants qui pourraient faire difficulté au lecteur non linguiste seront brièvement définis dans un petit glossaire final.
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