EROFA

Études pour une Rationalisation de l`Orthographe Française d`Aujourdhui

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Les Opuscules sur la grammaire de l’Abbé de Dangeau

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L’ocasion de cet exposé est une réédition. En 1927, un chercheur suédois, Manne Ekman, avait publié avec introduction et comentaire les opuscules gramaticaus publiés à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe par Louis de Courcillon, abé de Dangeau.

En mars de cète année 2019, Marc Arabyan reprend l’édition Ekman de 1927, en y adjoignant une « préface de l’éditeur », éditeur qu’il est à un double titre, puisque, responsable intélectuel de l’opération, il est en même temps directeur des éditions Lambert-Lucas qui republient l’ouvrage en fac-similé.

Englobés dans une publication qui reprend èle-même une publication qui les reproduit et les encadre d’aparat critique, les écrits de Dangeau se trouvent ainsi en quelque sorte « mis en abime » par la présente édition. Loin d’égarer le lecteur, cet emboitement est au contraire éclairant quand on découvre le destin éditorial hasardeux desdits opuscules, tel que l’éditeur suédois l’a judicieusement retracé en établissant le catalogue des œuvres de Dangeau.

Avant de s’intéresser aux problèmes linguistiques (à partir de son entrée à l’Académie en 1682), Dangeau était l’auteur d’ouvrages d’histoire et de géografie, composés pour l’enseignement. Mais il n’a jamais écrit d’ouvrage d’ensemble. À propos de ses travaux sur la gramaire, Ekman nous dit que : « malgré l’érudition, le talent et l’ingéniosité dont ils témoignent, (ils) ne donnent pas l’impression que Dangeau fût doué de cet esprit qui va au fond des problèmes, ni de ce pouvoir d’embrasser et de coordonner les matériaux, qui aurait été nécessaire pour un ouvrage systématique. Il semble s’intéresser plutôt à des détails qu’à l’ensemble d’une question ».

Ce jugement est un peu sévère, mais il est vrai que c’est une série de remarques détachées qui assurent à Dangeau une place de chois parmi les gramairiens de son temps : des dissertations, bien nomées opuscules, sur des points particuliers. Pas d’ouvrage de fond. S’il a doné à ses discours sur l’ortografe la forme de lètres (Lettre d’un Académicien à un autre Académicien), c’est pour se conformer à un usage de son époque, mais surtout parce que la forme épistolaire « convenait bien à son style familier et primesautier » (Ekman p. XXIX).

Il faut ajouter à cela qu’une grande partie des études de Dangeau sont restées à l’état manuscrit, et que parmi la colection considérable des papiers qu’il laissait à sa mort, beaucoup de ses manuscrits ont été détruits parce que l’éclésiastique qui était chargé de les classer a trouvé qu’ils n’ofraient pas beaucoup d’intérêt !

Ce n’est pas tout : plusieurs de ces manuscrits avaient bien été publiés, notament nos Opuscules, mais il faut voir dans quèles conditions : Dangeau faisait tirer ses traités en très petit nombre pour les distribuer gratuitement parmi ses amis et à ceux qui pouvaient s’y intéresser ; de sorte, nous dit un contemporain, « qu’ils n’ont jamais fait un corps d’ouvrage et qu’ils n’ont pas été mis dans le commerce ; il n’est donc pas étonnant qu’ils soient fort rares » (p. 71).
Enfin et surtout, l’ensemble de ce qui a paru de son vivant est anonime : il ne signait pas ses publications ! Je ne sais si beaucoup de chercheurs en feraient autant aujourd’hui… ; j’y vois, en tout cas, un trait de caractère qui montre son désintéressement.

Réflexion personèle, je raprocherais cète modestie d’auteur, cète volonté d’éfacement, de la fameuse formule de Pascal, « Le moi est haïssable ». Dangeau, qui professait un respect tout particulier pour la Grammaire de Port-Royal, avait manifestement un penchant pour la vision du monde des Jansénistes. Il a eu à certains égards ce qu’il est permis d’apeler une carière d’abé de Cour ; cependant, il était né dans une famille calviniste, et il a pu garder, après sa conversion, de la simpatie pour la rigueur et l’austérité d’un courant de pensée qui n’était pas sans acointances avec le protestantisme…

Vous me pardonerez cète parentèse : il va de soi que l’istoire des publications savantes, ce modeste aspect de la vie culturèle, si particulière qu’èle soit, ne se sépare pas de l’istoire des idées et des mentalités.

Il écrivait, donc sous l’anonimat, ses livres d’istoire simplement dans l’espoir qu’ils seraient utiles à l’établissement d’enseignement que son frère avait fondé pour les jeunes gentilshomes sans le sou, et s’il a publié ses opuscules gramaticaus –on a vu sous quèle forme précaire–, c’est bien parce qu’il y était vivement solicité par ses confrères de l’Académie. Sinon, il se serait volontiers contenté de présenter ses vues oralement au cours des séances académiques : « On veut que j’ècrive ce que je dîs il y a quelques jours dans l’Acadèmie sur le sujet des Lètres, j’obèïs, quoique la chose me paroisse dificile » : tel est le début de son Premier discours qui traite des voyèles (p. 85).

Résultat : il régnait une grande confusion sur les ouvrages qu’il faut atribuer à Dangeau, ainsi que sur les dates et les titres de ceux qui ont été imprimés.

On imagine donc la dificulté qu’a dû rencontrer Ekman pour dresser le catalogue complet des œuvres de Dangeau, et combien le chois de republier son travail de 1927 en fac-similé augmenté en 2019 est aproprié.


L’originalité de l’abé de Dangeau tient aus réflexions qu’il a faites sur les sons du français, lesquèles ont déterminé et le sistème ortografique idéal qu’il a conçu, jamais apliqué, et son ortografe personèle, largement employée. Marc Arabyan dit qu’il a fondé la fonologie, c'est-à-dire l’analise des sons d’une langue, non pas dans leur matérialité acoustique : on décrit des articulations produites par la vois, mais dans leur fonction productrice de sens au sein d’une langue donée.

Pour la fonologie, peut-être dirions-nous précurseur plutôt que fondateur, mais Dangeau a aussi produit des brochures sur les parties du discours, les particules, les prépositions, les verbes et leur conjugaison. Sous ce chapitre, il faut noter –ce qui a été pour moi une curiosité- qu’après des considérations sur les persones, les vois, les temps du verbe, il en vient… aux mœufs. Jamais rencontré ce mot jusque-là ! Ce n’est pas du verlan de banlieue… Les mœufs, ce sont les modes (je me demande au passage coment on peut rendre compte de l’évolution fonétique du latin modum au français mœuf… Ovum a doné œuf, bovem a doné bœuf, mais coment modum a-t-il bien pu doner mœuf ?…)

Je vous lis un passage sur lesdits mœufs, pas seulement parce que l’emploi du mot fait un éfet bizare, un éfet bœuf, mais parce que c’est d’une grande clairvoyance, et que la question est toujours d’actualité : « Pour moi, je ne conte pour des mœufs parfaits que l’indicatif & le subjonctif, tant en latin qu’en françois. Car prèmièremant je ne regarde pas les participes come un mœuf du verbe, mais come des adjectifs verbaus ; l’infinitif est plutôt un substantif indèclinable qu’un veritable mœuf ; pour l’imperatif qui n’a pas toutes les trois persones, je ne le regarde pas come un veritable mœuf ; & pour l’optatif je n’en fais pas un mœuf difèrant du subjonctif »  (p. 166).

Dangeau critique en éfet les gramairiens qui dénombraient plusieurs modes, qu’ils apelaient supositif, concessif, optatif, mais dont toutes les formes étaient cèles du subjonctif : pourquoi ne pas dire plutôt que ces diférentes modalités de pensée (suposition, concession, souhait) peuvent prendre une seule et même forme d’expression, le mode subjonctif, qui les assume toutes ? C’est ce qu’on fait aujourd’ui.

Grammatici certant : les gramairiens ne sont jamais d’acord entre eus. Et la réflexion sur le langage est infinie…

Sur un autre point ô combien débatu, Dangeau énonce que dans les parties composées de tous les verbes français, il y a de la diférence entre le masculin et le féminin, et qu’on doit écrire au passif il a été loué-é, et èle a été louée-ée. Même chose pour les verbes qui forment leurs parties composées avec l’auxiliaire être, come il est venu-u, èle est venue-ue, ou des pronominaus, il s’est loué-é, èle s’est louée-ée.

Mais dans le cas de ces pronominaus, la diférence ne doit intervenir que lorsque le pronom personnel est objet (il dit « à l’acusatif ») : èle s’est louée, (èle a loué èle-même). Mais si le pronom est au « datif », come dans je m’imagine, qui ne signifie pas j’imagine moi mais j’imagine pour moi, alors, qu’il s’agisse d’un home ou d’une femme, cela s’exprimera de la même manière, et l’on dira il s’est imaginé-é, èle s’est imaginé-é, sans e. (Il devrait d’ailleurs dire : on écrira, puisque la prononciation est identique pour les deus énoncés).

Idem pour le pluriel ; dans des énoncés come : ces homes se sont imaginé, et ces fames se sont imaginé, la persone qui fait l’action n’étant pas cèle sur qui porte l’action d’imaginer, le participe imaginé ne doit avoir ni genre ni nombre (p. 163).

Bref, la question de l’acord du participe passé était déjà à l’ordre du jour au tournant du XVIIIe siècle. C’est un des mérites de cète lecture que de nous rapeler que la science avance à petits pas, et que parfois les anciens étaient déjà aux prises avec des problèmes que nous nous coltinons encore.


Nous y voilà. Dans sa préface, qui est la poupée russe extérieure qui englobe l’édition Ekman qui englobe les opuscules rescapés de Dangeau, Arabyan écrit que les simplifications de l’ortografe élaborées par ce dernier préfigurent, à peu de choses près, cèles que préconise aujourd’ui l’association ÉROFA (je ne sais s’il s’agit d’un complot concerté avec Claude Gruaz), et il ajoute : « [Cette réforme] attend toujours sa réalisation ». Eh oui : en trois siècles et quelques lustres, les choses n’ont pas beaucoup changé !


Come on l’a déjà vu, les modifications grafiques proposées par Dangeau découlent de son analise des sons du français, du sistème fonologique de la langue, qu’il ne nome pas ainsi, naturèlement, mais qu’il établit avec métode et une exactitude méritoire pour l’époque.

Il n’a pas le concept de fonème qui n’aparaitra qu’au XXe siècle et il parle uniquement de lètres, avec néanmoins des éclairs de grande lucidité : « Remarqués, je vous prie, que par le mot de lètre, nous antandons deus choses très difèrantes qu’il est fort important de bien distinguer.
Par le mot de lètre on antand quelquefois le son, quelquefois le Caractère qui sert à exprimer le son. […]
… aïés grand soin de ne pas confondre l’une de ces significations avec l’autre, & souvenés vous bien que dans ce que je vas vous dire, c’est des sons que j’antans parler & non pas des caractères » (p. 85-86).

Ce point de départ métodologique solide lui permet d’affirmer sans détour : « Je prétans qu’il y a dans la Langue Françoise trante quatre sons simples, & pour les exprimer nous n’avons dans notre Alfabet que vingt-deus Caractères, & de ces vingt-deus Caractères, il y en a d’inutiles » (p. 85). C’est ça qui est nouveau à l’époque : il est le premier à établir la liste exacte des sons distinctifs du français. « Les sons simples sont ou voyèles ou consones », et « De ces sons simples qu’on apèle voyèles, la Langue Françoise en prononce quinze toutes difèrantes l’une de l’autre » (p. 86). Quinze voyèles, donc, nombre qu’il ramènera parfois à treize (sans in et au).

Jusque-là, on n’en dénombrait pas tant, puisqu’on ne considérait que les lètres, les caractères, et non les sons. Mais, dit-il, « souvenés vous que ce n’est pas des caractères que je parle : car à examiner ces caractères je ne trouverois dans notre Alfabet que cinq voyèles a, e, i, o, u ».

S’il était vraiment coérent dans sa pensée spécifiante, il dirait d’ailleurs « dans notre langue », et non pas « dans notre alfabet ». Tèle est l’emprise de l’écrit dans notre univers culturel que celui-là même qui téorise l’autonomie du son par raport à la lètre retombe à la première ocasion dans la confusion qu’il est en train de dissiper !...

Je ne sais ce qu’il en est aujourd’ui, mais je dois dire que dans mon enfance, c’est encore ce qu’on nous aprenait : le français n’a que sis voyèles (on ajoutait l’y) : a, e, i, o, u, y…

C’est que les manuels scolaires raisonaient encore sur les lètres, et n’avaient toujours pas intégré la grande trouvaille de Dangeau : les voyèles nasales. Qu’il apèle aussi voyèles sourdes, ou esclavones parce qu’on les entend dans les langues slaves. Voici coment il expose sa découverte : « Je prètans que le son qui s’exprime par an dans les mots danser, danger, est une voyèle simple, & toute difèrante de l’a tel qu’il se fait antandre dans la prèmière silabe de paroître » (p. 89).

Il est le premier à problématiser l’oposition voyèle orale / voyèle nasale, a / an et autres paires de voyèles : il distingue le o de colère et le o nasal de monde, o et on, le è de père, et le en de soutien.

Mais quand il isole la nasale un [œ̃] de lundi, ce n’est pas pour l’oposer à la voyèle eu [œ] de peuple par exemple, dont èle est l’exact corespondant nasal, mais au u de lunaire ! Pour lui, la paire vocalique, ce n’est pas eu [œ] et un [œ̃], mais eu [œ] et u : nouvèle rechute dans la confusion de la lètre et du son, contre laquèle il ne cesse pourtant de nous mètre en garde. Même éreur pour le in qu’on trouve dans le mot ingrat, qu’il distingue soigneusement et curieusement du en de soutien, et qu’il opose, non pas au è de être, mais… au i !

Passons sur ces incohérences, qui tiènent d’ailleurs en partie à des diférences articulatoires encore sensibles à l’époque, et sachons gré à Dangeau d’avoir si bien compris le fonctionement réel de la langue. Treize ou quinze voyèles, donc, au lieu de cinq, même si aujourd’ui nous vérions les choses un peu diféremment (un seul in pour soutien et ingrat, et un seul o pour colère et hauteur, qu’il distingue, mais en revanche un o ouvert pour hotte, cotte, qu’il ignore, p. 184, 268).

Autre avancée capitale dans son second discours, celui qui traite des consones : il distingue les sonores et les sourdes, qu’il apèle faibles et fortes, et qu’il dresse en deux colones : B-P, V-F, D-T, G-K, Z-S, J-Ch (be-pe, ve-fe, etc. car il choisit de prononcer ces consones en prenant le e come voyèle d’apui, p. 137, 157).

Il remarque subtilement que dans observer ou obtenir, la consone forte a « fortifié » le b qui la précède et le transforme en p : en réalité, on prononce toujours op-server, op-tenir (p. 105, 107, 138, 146). Les Latins déjà disaient, mais aussi écrivaient, scribo, j’écris, avec un b, mais scripsi, j’ai écrit, avec un p…

Il classe les consones en labiales, palatales, siflantes, et étend la notion de nasalité aux consones m et n en une jolie formule : « je dis que l’M n’est autre chose qu’un B passé par le nés, & l’N n’est qu’un D passé par le nés » (p. 107). À preuve, cète anecdote d’un home qui avait le nez tèlement « enchiferné » -c’est le mot qu’il emploie- que voulant dire : « Je ne saurais manger de mouton », il dit : « Je de saurais banger de bouton » !...

Certes, l’analise des sons de notre langue s’est beaucoup afinée depuis, mais Dangeau a indiqué la bone direction à prendre.

Il termine sa lètre en disant : « Ainsi, Monsieur, je croi vous avoir prouvé […] que nous avons dans la langue françoise 34 sons simples, 15 voyèles, 18 consones et une aspiration (le h) » (p. 111).

Dans sa Troisième lètre, « d’un Académicien à un autre Académicien », puis dans un autre opuscule intitulé Sur l’ortografe françoise, il prescit une série de « REMEDES AUS DEFAUTS de la vieille ortografe », l’expression est de lui (155), en partant autant que possible des principes énoncés par la Grammaire de Port-Royal (p. 11, 155) :

- Toute lètre doit noter un son (on n’écrit pas de lètres muètes) ;
- Tout son doit être représenté par une lètre (on ne prononce rien qui ne soit écrit) ;
- Chaque lètre ne doit représenter qu’un son ;
- Un même son ne doit pas être représenté par diférentes lètres.

Bref, dans ce sistème idéal, fonème et grafème sont en corespondance bi-univoque : une lètre pour un son, un son pour une lètre. Or, dit-il, notre alfabet est bien imparfait : non seulement il n’a pas un caractère particulier pour chaque son simple, mais le même caractère sert pour marquer 2 ou 3 sons diférents, quelquefois même jusqu’à 5 ou 6. Le C se prononce come un K dans carte, come un S dans cérémonie, et avec un H, il prend encore un autre son, come dans chariot (112).

Défaut inverse : le son du K est rendu par le Q et par le C ; celui de l’S par le même C et par le T, etc.

« Ainsi, l’on peut dire que dans cète petite republique mal reglée, chaque lètre ne fait point son emploi, elle fait la charge de deux ou trois autres, & en recompense elle laisse faire sa charge à deux ou trois autres : & tant ceux qui veulent lire que ceux qui veulent écrire se trouvent dans une confusion étrange » (113).

« D’où je conclus que tant qu’on laissera les choses en l’état où elles sont, il me semble qu’il sera plus dificile d’aprendre à lire parfaitement que d’aprendre la Geometrie… » (113).

Dangeau ne prétend rien bouleverser ni imposer, mais, dit-il, « si l’on trouve qu’il y ait du désordre, & que l’écriture ne réponde pas si exactement à la prononciation qu’il seroit à souhaiter, & qu’on me demande comment je voudrois y remedier, alors je vous dirois que l’afaire n’est pas si dificile qu’on pouroit se l’imaginer » (114). Et il ajoute que sans avoir à faire des caractères nouveaus pour les nouveaus sons qu’il a découverts, « on peut faire une écriture qui réponde bien plus parfaitement à la prononciation que ne fait celle d’aujourd’hui : & pour cela il n’y a qu’à suivre le nouvel Alfabet François que j’ai fait graver » (ibid.).

Cet alfabet, c’est celui qu’il a mis au point dans ses diférentes lètres sur l’ortografe. C’est une construction téorique rationèle dont il n’a même pas cherché à doner une aplication pratique, quelque exemple concret.

Je l’ai retranscrit, en ajoutant, moi, un essai de mise en œuvre : cf. annexe.


Dangeau ne se faisait aucune ilusion sur les chances de succès de son sistème : « Comme cela [son nouvel alfabet] me paroît fort dificile à pratiquer, & que je suis persuadé qu’il faut respecter les usages établis, je me contenterai d’avoir montré qu’il n’est pas absolument impossible de donner une écriture qui réponde plus parfaitement à la prononciation que celle dont nous nous servons aujourd’hui » (114).

N’est-ce pas déjà l’atitude d’ÉROFA, cète volonté paisible de proposer des solutions raisonables, sans chercher à bousculer par trop les usages ?


« Et pour mon usage particulier, poursuit Dangeau, je continuërai à me servir de l’ortografe ordinaire, en retranchant seulement, à l’exemple de beaucoup de gens fort habiles, quelques lettres inutiles qui peuvent embarasser ceux qui lisent ».

« À l’exemple de beaucoup de gens » : il faut rapeler qu’en ce temps-là, en éfet, nombreux étaient ceus, parmi les écrivains, qui pratiquaient une ortografe qui ne craignait pas de s’afranchir des contraintes normatives, le plus souvent de manière empirique (Arnaud, Nicole, Pascal : les Jansénistes ; mais aussi Fénelon, Malebranche, Mabillon, La Bruyère, Perrault, La Fontaine, excusez du peu ; et je n’oublie pas Molière).

Ce qui caractérise Dangeau, c’est le soin de téoriser ces pratiques, de leur doner un fondement rationel, et aussi une justification étique : à propos des lètres non prononcées qu’il entend retrancher (l’s de respondre, écrit come corespondre), il demande : « Comment peut faire un ètranger, un enfant, &c. pour deviner de quelle manière il doit prononcer ? » (115). Le souci de celui qui aprend…

Ici, de nouveau nous rencontrons nos préocupations contemporaines…

Il écrit une autre Lettre [sur l’ortografe] pour, je cite, « justifier mon ortografe, & pour rendre raison des nouveautés qu’on dit que je veux introduire » (115).

Son projet tient en une frase : « Ces prètendues nouveautés vont à rendre l’écriture plus conforme à la prononciation » (ibid.).

- À cète fin, il suprime l’s qui ne se prononce pas dans les mots où on l’écrivait encore, come dans respondre, on vient de le voir, ou dans destruire, qu’on écrivait come destruction, avec un s. Ou dans les mots nostre, vostre, prestre, evesque. N’insistons pas, puisque cète modification a été adoptée depuis longtemps, et l’était déjà par certains.

- Autre changement : les accents sur la lètre e, pour en marquer les diférentes prononciations ; il semble bien que nous soyons redevables à Dangeau de cète nouveauté, du moins pour l’accent grave qui note le è ouvert de près préposition, qui le distingue des prés prairies. Dans détruire, l’accent aigu remplace l’s qui indiquait la prononciation fermée (116). Cela aussi est désormais reçu dans notre ortografe.

=> À cet égard, une chose ne manque pas de fraper nos yeus de modernes : come nous faisons aujourd’ui, il met l’accent grave sur les e qui portent l’accent tonique et sont partant ouverts : père, prospère, mais aussi sur tous les e avant l’accent tonique qui portent actuèlement l’accent aigu des é fermés : ècrire, tèatre, difèrant, ètoner. Il devait donc les prononcer plus ou moins ouverts : nègoce, mèpris, prètèrit, lègère, èté, participe ou substantif, èternuer, cèrèmonie, etc.

- Il fixe l’emploi moderne du tréma, qu’il apèle les deus points : on les met sur la voyèle qui en suit une ou plusieurs autres et qui comence une nouvèle silabe, pour qu’èles ne se coagulent pas en une seule silabe : le verbe haïr a deus silabes, la haire n’en a qu’une, où le a et le i s’amalgament pour enregistrer le è ouvert ; c’est de bone discipline et c’était nouveau à l’époque.

- En outre, Dangeau conserve dans sa grafie ordinaire le principe emprunté à la Grammaire de Port-Royal pour son « nouvel alfabet », qu’un même son doit toujours être représenté par la même lètre ou le même assemblage de lètres. Il écrira donc la nasale ɑ̃ a,n, partout où èle se fait entendre : dans le mot antandre par exemple, a,n,t,a,n… ; ansanble, a,n,s,a,n… : ni e ni m ; antrer, anfin, anviron, anrumé : a,n,r,u,m,é…


- Mais voila qui nous intéresse plus directement : il écrit acompli avec un seul c, apliquer avec un seul p : « parce que je ne vois pas de quel usage sont ces consonnes (sic) doubles », dit-il. Nous non plus en 2019, mais les consones doubles sont toujours là… « Il y a beaucoup d’autres mots où j’aurois pu en user de la même manière, mais je n’ai osé faire ce que je croirois le plus parfait ; je respecte quelquefois les usages anciens sans les aprouver. Si l’on pouvoit retrancher toutes les lettres inutiles, un Livre de quatre cens pages seroit reduit à trois cens, & par là seroit moins embarassant & à meilleur marché, & ceux qui aprenent à lire […] n’y trouveroient plus tant de dificulté » (119).

=> Quelques remarques tout à fait judicieuses de Dangeau sur ce chapitre des consones doubles (126-127) :
. Si l’on écrit ville, tranquille avec deus l, on se met en danger de prononcer ces mots par des l mouillées, come fille, famille [vijə, trɑ̃kijə] (argument dont nous pouvons nous servir à l’ocasion…)
. Si on continue d’écrire ennemi avec deus n, on se met en danger de prononcer la première silabe come cèle d’ennui, et de dire an-nemi au lieu d’ènemi.
. Il y a des gens qui ont été touchés de mes raisons, mais qui ne peuvent se résoudre encore à retrancher une consone là où èle sert à indiquer la prononciation d’un è ouvert, come dans terre, lettre, nouvelle, etc. ; surtout si les mots sont courts, come elle, celle ou cette : il leur semble que s’ils les racourcissent encore, ces mots ne seront plus reconaissables, jusqu’à ce que le public soit un peu acoutumé au retranchemant des lètres inutiles.
=> En fait, il n’y a pas que le retranchement d’une lètre ; c’est aussi la nécessaire adjonction d’un accent sur le e précédent, accent grave dans la plupart des cas, qui rebute le lecteur, me semble-t-il. Il y a là une véritable dificulté…

- Les lètres « inutiles » ne sont pas seulement les consones redoublées ; ainsi il suprime le d et le t des séquences nds-nts : profons, grans, Alemans au pluriel sans d ; la finale plurièle –mans, come bâillemans sans t, et accens et puissans. Cète grafie –ns au lieu de –nts était d’ailleurs courante ; il n’en est pas l’instigateur (298).

- Il retranche l’h de cronologie et de téorie, d’anrumé, « parce qu’elle ne fait qu’embarasser le lecteur » (h est du féminin, 120). Filosofe avec deus f. Sur ce point, Dangeau nous a précédés. Il écrit même Filipe sans ph : nous n’avons pas osé aler jusque-là ! Sur le ph, il s’intéroge : « Pourquoi ne pas imiter les Italiens & les Espagnols ? »

- Dangeau écrit ceus c,e,u,s, deus d,e,u,s, sis s,i,s, come nous le préconisons aussi : encore un point de vue qui nous raproche de lui, trois siècles après. Il est des améliorations, pourtant simples, qui tardent à venir !

Supression des consones doubles inutiles, des « lètres grecques », et substitution du s au x final : c’est le programme d’ÉROFA réalisé ! Et rapelons-nous que nombre d’écrivains de son temps le suivaient…

À vrai dire, sa grafie conait des variations et des inconséquences, il ne s’y conforme pas toujours rigoureusement lui-même… Mais èle fonctione, et il la difuse, et la défend jusque dans l’Académie.

« En résumé, dit Ekman, l’impression qui se dégage du système orthographique de Dangeau et de l’application qu’il en a faite, c’est qu’il se montre plus hardi en théorie qu’en pratique » (306).

Certes, abstraction faite des consones doubles et des consones muètes donc « inutiles », Dangeau observe le plus souvent l’ortografe alors courante. Il ne pratique donc l’alfabet qu’il propose dans son discours Sur l’ortografe française que dans les cas où cet alfabet corespond à l’usage (299).

Mais cet usage, redisons-le, est celui qu’observaient alors de nombreux auteurs. Qu’il ait régressé et disparu doit être pour nous la source de considérations mélancoliques sur la fragilité des conquêtes de la raison et du bon sens, mais cela nous suggère aussi que la situation actuèle n’est pas définitive, et il faut voir en Dangeau le précurseur de nouvèles avancées.

Il faut continuer le combat !

Mise à jour le Mercredi, 20 Novembre 2019 10:23